Au plus loin de laisser Bouna et Zyed s’éloigner de nous et rejoindre la foule des morts dans leur histoire successive, l’artiste Valérie Delarue a créé, dans un geste qui tord de façon presque insoutenable la violence subie et la compassion éprouvée, ces lambeaux d’enfants, ces pieds brûlés, ces mains rayonnantes de douleur.

Les jeunes morts sont Zyed Benna et Bouna Traoré

Il y a dix ans, le 27 octobre 2005, une petite bande d’adolescents rentrant d’une partie de foot à Livry-Gargan, un jour de vacances scolaires, est prise en chasse par un groupe de policiers de la BAC. Effrayés, les enfants s’enfuient, trois d’entre eux se réfugient dans l’enceinte d’un transformateur EDF. Bouna Traoré (quinze ans) et Zyed Benna (dix-sept ans) y meurent électrocutés, Muhittin Altun en sort très gravement brûlé et dévasté par la mort terrifiante, à ses côtés, de ses amis.

Les plus hautes autorités de l’Etat – Nicolas Sarkozy, Monsieur Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’intérieur et le Premier Ministre Monsieur Villepin – déclarent immédiatement que ces jeunes étaient poursuivis à la suite d’un cambriolage. Puis ils évoquent des vols sur un chantier voisin. Et nient toute poursuite de la police qui aurait acculé les adolescents dans le transformateur. L’enquête établit très vite qu’il n’y avait eu de la part de ce groupe d’enfants ni cambriolage ni vol. Et quand bien même… Avons-nous perdu tout sens humain pour que des responsables politiques puissent sous-entendre à notre usage qu’un cambriolage ou un vol légitimeraient de mourir dans de telles circonstances, à l’aube de la jeunesse ?

L’audition des communications entre les policiers a porté à la connaissance publique les propos de l’un d’entre eux : « Ils sont en train de s’introduire sur le site EDF, il faudrait ramener du monde, qu’on puisse cerner un peu le quartier, ils vont bien ressortir» . Le même prononce ensuite cette phrase terrible : « En même temps, s’ils rentrent sur le site, je ne donne pas cher de leur peau ». Or aucun policier n’a alerté EDF pour que le courant soit coupé sur le site – ce qui aurait pu sauver ces enfants. Aucun d’entre eux n’a couru les prévenir du danger. Le temps pour intervenir ne leur a pas manqué : c’est une demi-heure plus tard qu’un arc électrique se forme entre Bouna et Zyed, qui reçoivent une décharge de 20.000 volts et en meurent. Muhittin parvient à se hisser au-dehors et à donner l’alerte dans leur quartier.

D’octobre 2005 à mars 2015, que juge la justice ?

Le 16 Mars 2015, s’est tenu à Rennes un procès destiné à examiner une nouvelle fois la responsabilité de la police dans la mort de ces deux adolescents et les graves blessures aux lourdes séquelles du troisième.

Les familles ayant saisi la justice, deux policiers avaient été mis en examen deux ans après, le 8 février 2007. Le Parquet avait alors requis un non-lieu.

En octobre 2010, les juges renvoient néanmoins les deux policiers devant le tribunal correctionnel pour « non assistance à personne en danger ». Le Parquet de Bobigny fait à son tour appel. La Cour d’Appel de Paris infirme la décision des juges et prononce à nouveau un non-lieu.

En octobre 2012, la Cour de cassation casse ce non-lieu et renvoie le dossier… devant la Cour d’Appel de Rennes, où le Parquet soutient à nouveau le non-lieu en arguant que les policiers n’auraient pas été certains de la présence des jeunes dans le transformateur. La Chambre d’instruction renvoie cependant les policiers devant le tribunal correctionnel.

De non-lieux en renvois, le jugement a donc été différé de dix ans : trois familles déchirées par ces morts et les blessures ineffaçables du survivant ont dû attendre dix ans. Et le procès a été « délocalisé » à Rennes, loin des lieux où les faits se sont produits. Pour que les familles, les proches, les amis puissent assister à ce procès, il leur aura fallu faire le voyage, payer le train, l’hôtel. Le verdict n’a pas été prononcé au moment du procès lui-même, la Cour le rendra public deux mois plus tard, cela devrait être le 18 Mai prochain…

Depuis le début, n’ont été convoqués devant la justice que du « petit personnel », la standardiste du commissariat de Livry-Gargan, et le chef de bord de l’équipe de patrouille… Or à mes yeux, l’important n’est pas de déclarer coupables ou d’innocenter ces deux policiers en particulier. Ce qui ouvre pour moi un abîme qu’il faut sonder, c’est l’enchaînement entre la phrase qui a pu être prononcée : « s’ils rentrent sur le site, je ne donne pas cher de leur peau » et l’inaction criminelle qui en a résulté : comment rend-on compte du fait que des policiers aient pu penser, parler et agir de cette façon, avec pour conséquence que s’est terminé en crime ce jour-là le harcèlement policier quotidien de la jeunesse des quartiers ?

Seul un état d’esprit général peut expliquer l’inertie de toute une équipe de policiers, de tout un commissariat. Et la subjectivité d’une administration – quelle qu’elle soit – n’est pas d’abord le fait de ses exécutants, elle découle de la subjectivité et des directives de ceux qui la dirigent.

Des émeutes de la douleur

Le « retardement » et toutes les « précautions » prises autour du procès et du verdict tiennent à ceci : dès le soir du 27 au 28 Octobre 2005, dès que la mort de Bouna et de Zyed a été connue, des affrontements ont opposé dans Clichy sous Bois des dizaines de jeunes à la police. Voitures incendiées, école, magasins, abribus attaqués. La nuit suivante, même révolte à Montfermeil.

Quelques jours plus tard, en plein Ramadan, des CRS déployés dans Clichy sous Bois tiraient une grenade à l’entrée de la mosquée, Villepin et Sarkozy niant à nouveau toute responsabilité de la police.

Dans la nuit du 31 Octobre au 1er Novembre, les émeutes gagnent alors toute la Seine Saint Denis puis d’autres quartiers populaires, dans toute la France. C’est contre le sécuritaire, contre le harcèlement policier incessant, que ces jeunes se lèvent, contre une police qui les contrôle partout, tout le temps, dans les quartiers avec insultes et intimidations, y compris contre des gamins de dix ans, douze ans. Cela durera trois semaines, au cours desquelles le gouvernement ira jusqu’à proclamer l’état d’urgence (qui n’avait pas été décrété depuis la fin de la guerre d’Algérie) et instaurer un couvre feu.

Je voudrais citer ici les témoignages de mères de famille africaines/françaises, que j’ai rencontrées peu après ces émeutes. Ce ne sont pas des jeunes, ce sont elles-mêmes qui décrivent ce que leurs enfants subissent :

« Nous les mères, quand ton enfant sort, tu n’es plus tranquille. C’est la faute de Sarkozy. Il a dit que celui qui n’aime pas la France n’a qu’à rentrer chez lui. Il faut se débarrasser des saletés qui sont en France, et les saletés c’est nous. »

« Les jeunes de Noisy le Grand, plus de la moitié sont en prison. On ne sait pas pourquoi. Cela s’est passé après les émeutes. 3 mois, 5 mois, 6 mois de prison. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Même les familles ont peur de la police, peur de poser la question. Au commissariat, ils ne veulent pas donner d’informations. Quand mon fils a été arrêté au Jour de l’An, ils ne voulaient rien me dire. J’ai insisté, insisté. Ils ont fini par dire : ils sont accusés de vol en réunion ! Parce qu’ils n’étaient que des noirs et des arabes ensemble. Ils les ont gardés 5 jours pour rien. Ils sont sortis libres. Mais ensuite c’est dans leur dossier. Sans raison. Ce sont devenus ‘des jeunes connus des services de police’ »

« Les enfants n’ont pas le droit de se regrouper ni de mettre leur capuche. La police les arrête tout de suite : ‘Vous vous cachez, qu’est-ce que vous cachez ?’ Même s’il fait froid. La police de Noisiel ne nous laisse pas respirer dans ce quartier : tout le temps des contrôles, tout le temps. Un jour mon fils est sorti avec son walkman, on lui a tout de suite demandé de montrer sa facture. Un autre jour je l’ai envoyé acheter de l’ail à Carrefour. Il avait son game-boy avec lui. La police les a arrêtés : ‘Assurance du scooter ? Papiers ? Et la game-boy ? Donnez-moi la facture’. Il s’est défendu, il a dit : ‘c’est ma mère qui l’a acheté’ ; finalement, ils l’ont laissé ».

« J’ai une copine, ils ont emmené son fils, un garçon de 10 ans au commissariat. On lui a demandé ses papiers. Un enfant de 10 ans, tu lui demandes ses papiers ? Son père voulait taper les policiers. Sa femme l’a calmé. »

« Un autre jeune, on lui a vidé son sac par terre. La police a trouvé des ciseaux dans le sac. ‘Qu’est-ce que tu fais avec ces ciseaux ?’ Il a dit : ‘c’est pour l’école’. On lui a répondu que non. De quel droit ils lui ont vidé son sac ? Ils font ça parce qu’il est noir. »

« Ma fille de 11 ans est traumatisée par la police. Elle n’a pas de papiers français à cause de la loi sur la nationalité. Elle est née ici, mais elle a seulement le passeport sénégalais. Elle me dit tout le temps : ‘Pourquoi est-ce que je suis né à l’hôpital comme eux et je n’ai pas de papiers ?’ »

« Nous on ne dort plus. Quand ton fils sort, tu n’es plus tranquille. Ils sont tout le temps fouillés. Nos enfants, ils sont braves, ils supportent beaucoup. Des fois on les contrôle quatre, cinq fois par jour. Moi-même je ne sais pas si je supporterais. »

« Maintenant il faut le dire, on a une police politique. C’est depuis Clichy sous Bois. Depuis la révolte des jeunes. Qui a pris parti pour les jeunes ? Qui prend position contre les lois de Sarkozy ? Mais est-ce qu’ils croient que par la répression ils arriveront à ce qu’ils veulent ? Non. Ils ne pourront pas. »

« Si tu vois que la police ne tourne plus dans un quartier, c’est qu’ils ont fini leur boulot : tous les enfants sont marqués, ils ont mis un dossier sur eux. »

Lors des nuits de révolte en 2005, des maires, des élus de toutes tendances, des associations, des administrations, se sont portés contre les jeunes à la tête de milices baptisées « réseaux citoyens ».

Arrêtés, les jeunes émeutiers ont été lourdement condamnés par une justice qui la plupart du temps ne s’est pas embarrassée de preuves et a donné crédit à la parole des policiers.

C’est dans ces mêmes années que sous l’impulsion de Monsieur Nicolas Sarkozy la police a été investie de toutes les missions : intervenir et punir, à l’école, dans la rue, et jusque dans la famille. Ce n’est plus de l’ordre public qu’elle est dès lors chargée, mais de l’ordre « républicain ». La France populaire a été ainsi peu à peu placée sous la juridiction d’une police à laquelle chaque gouvernement a continué, lois après lois, à accorder plus de domaines de compétence et plus de pouvoir.

Ces mères de famille ajoutaient :

« On a des lois qui nous privent de tout et qui nous mettent la police sur notre dos. Nous, on veut vivre en tranquillité, on veut qu’on laisse nos enfants tranquilles, on veut se sentir chez soi, comme tout le monde. Il faut travailler pour ça, que les gens eux-mêmes travaillent pour ça, car ça ne passera pas par les chemins des autorités. »

Du point d’aujourd’hui, il est en effet encore plus visible (et saisissant) que cette politique est absolument consensuelle et partagée par tous les partis.

« Prenez-nous en considération, nous que l’on ne considère pas. Regardez-nous, nous que l’on ne voit pas. Ecoutez-nous, nous que l’on n’écoute jamais et à qui l’on reproche nos langues venues d’ailleurs. Lorsque l’on a deux enfants tués et un troisième brûlé, pouvez-vous me donner un meilleur exemple d’intégration que d’attendre la justice pendant dix ans, sans un cri, sans un coup ? »,

interrogentà leur tour, lors du procès, les familles de Bouna, Zyed et Muhittin.

Les œuvres de Valérie Delarue leur répondent :

« Ces pieds brûlés, ces mains blessées sont celles d’enfants qui sont nos enfants. »

Et nous, que leur répondrons-nous ?

Judith Balso – avril/mai 2015